Au moment où Ele sortit, son bac pour l’eau à la main, si morne et si accablée qu'elle fût, elle ne put s'empêcher de lever les yeux sur cette prodigieuse place qu’étaient les alentours du puits. On trouvait là à toute heure, de tout, du noble Damoiseau trépignant au pouilleux le plus infâme. Chacun dans sa tenue paradait à sa manière, acteurs d’une mystérieuse et unique farandole à laquelle tous pouvaient donner un rythme différent.
Là, par exemple, les pas du page qui paraissait encore endormi alors que l’aube avait ouvert ses ailes de braise depuis maintenant quelques instants donnait la cadence aux sabots du cheval immaculé qu’il tentait désespérément de tirer vers les écuries. Il y avait ici aussi une enfant qui faisait courir une autre moujingue, alignant sa marche sur le rire frais et angélique, celui qui n’appartient qu’aux petits, que sa gorge bronzée par l’astre du jour laissait s’exprimer. Adossée au puits, une ancienne que le temps n’avait pas épargné souffletait, toussait, alors que ses bras que les années avaient fait fondre tentaient de remonter un peu du liquide froid qui somnolait du fond du trou entouré de pierres.
Plus loin, bien plus loin, s’égrenaient comme les fils d’un ruban mal tissé milles et un commerces. Il fallait cependant être un fou pour deviner les couleurs des étals joyeux ou les discussions joviales. Seules les effluves que la bise matinale portait jusque l’entrée du château permettait de songer aux rires et au son, sonnant et trébuchant, de tout ce qu’empochaient les marchands, jour après jour.
Ele posa son « seau » à terre, plongea sa main dans ses cheveux et se mit à se gratter lentement la tête. Au dessus d’elle, le ciel était tel une robe aux couleurs multiples. Il restait dans ce paysage éphémère moult traces encore de la nuit noire qui l’avait précédé. Tels des pans de fumées, de lourds nuages jais venaient foncer le rose dont tout soleil au levant s’entourait. La sempiternelle brume matinale de cette époque de l’année aidant, ils paraissaient boursoufflés, prêts à imploser.
La jouvencelle reprit cependant bien vite sa besogne et, à petits pas, s’approcha des briques de pierre gelées. Ses lèvres craquelées par quelques soupirs et frissons dus au froid ne prononcèrent aucun mot. Ses mains calleuses se contentèrent de se poser sur la corde rêche, au dessus de celles de l’aïeule, et elles tirèrent, de toute leur force, comme pour se faire pardonner de la rêverie qui avait eu raison d’elles jusque-là.
Elles tirèrent, jusqu’à ce qu’apparaisse enfin le fruit de tant d’efforts réunis ; un liquide presque fumant, sur lequel l’œil nu ne pouvait deviner que se formaient de petits cristaux ; de la glace.
Si ses cottes reçurent, comme à leur habitude, une rasade plus que généreuse de l’Elixir si dur à obtenir alors qu’elle le transvasait d’un contenant à un autre, la servante ne se plaignit guère. Elle n’avait guère plus le temps.
Elle laissa filer à moitié entre ses doigts plein de cloques la corde et songea que déjà en cuisine on l’attendait. On avait besoin de son eau.
La vieille s’effaça pendant ce temps avec un « merci » que son interlocutrice n’entendit même pas. La crainte d’une réprimande, de la part du maître des « lieux communs » avait envahi une bonne partie de son esprit.
Un jour, elle allait finir par obtenir congé. Parce qu’elle ne travaillait pas assez vite… Ce jour-là elle ne saurait plus comment nourrir Père.
[arf, ça fait tellement plus long, sous word.]